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L’histoire du temps présentJanvier 1945: Mort d’un jeune homme
Il y a exactement 80 ans, tout le Luxembourg était libéré. Tout? Presque, puisqu’il y avait encore des combats autour de Vianden. Mais surtout, près de 15.000 transplantés (Umgesiedelte), déportés et enrôlés de force étaient encore entre les mains – et à la merci – des Allemands. Parmi eux, un jeune homme de 22 ans: Eugène Weiss.
En 1940, lorsque les Allemands ont envahi le Luxembourg, Eugène Weiss avait 18 ans. Du 10 mai au 26 juin 1940, ce jeune homme issu d’une famille ouvrière de Differdange allait tenir un journal très riche en informations, tant sur l’arrivée des Allemands et l’évacuation que sur la façon de voir des gens du Bassin minier. Ce journal a été édité en 1993.*
Le récit d’Eugène s’ouvre sur le choc qui saisit les habitants du Luxembourg à leur réveil le matin du 10 mai 1940. Les Allemands sont entrés dans le pays en plein milieu de la nuit et ont progressé sans quasiment rencontrer de résistance, jusqu’à leur arrivée dans le Bassin minier. Les canons français de la Ligne Maginot commencent à les cibler. L’artillerie allemande riposte et la population civile se retrouve prise entre deux feux. Parfois un obus tombe sur une maison, décimant une famille. En l’absence de directives de la capitale – le gouvernement, en fuite, a cessé d’exister – les autorités communales appellent les Differdangeois à se mettre à l’abri dans les mines.
Dans la nuit du 11 au 12 mai 1940, ne pouvant trouver le sommeil, Eugène sort de la mine et aperçoit son premier soldat allemand. „Grasgrüne Uniform, Stahlhelm, in hohen Stiefeln, geschultertem Gewehr u. Feldstecher. Schnell laufe ich hin um ihn mir näher anzusehen. Er ist groß und schlank. Auf seinem Gürtel steht ,Gott mit uns‘. Er ist ganz zuversichtlich und ist von einem schnellen Sieg überzeugt“, écrit Eugène avec une pointe d’admiration. Celle-ci est encore palpable, quelques temps plus tard, à l’occasion d’une autre rencontre, plus furtive: „Da kommt eine Abteilung Waffen-SS auf Motorädern die Parktrasse heraufgeflitzt. Kerle, die nichts fürchten und wie angegossen auf dem Motor sitzen.“
Le 13 mai 1940, Differdange est enfin évacuée. Eugène l’évoque dans un passage où transpire sa rancœur, et probablement celle de nombre de gens autour de lui, pour ceux qui ont selon lui abandonné le peuple à sa détresse: „C’est à ce moment que commença le grand dérangement, le grand flot de réfugiés qui devait plonger le peuple luxembourgeois dans l’angoisse et les larmes, qui sépara des familles, les uns en France, les autres dans l’Ösling. Mais les premiers furent les patrons d’industrie, les politiciens et les Juifs.“
Le Sud et le Nord
Evacué vers la ville de Luxembourg, encombrée de réfugiés et de soldats allemands, il va à la rencontre de ces derniers: „Ich aß mit. Es schmeckte noch nicht so schlecht, nur der Kaffee taugte nicht viel. Sie waren sehr zuversichtlich und sprachen von Blitzkrieg, Zerschlagung der Franzosen in 6 Wochen, Besatzung Paris für den 14. Juni, dann Angriff auf England und für Weihnachten wieder zu Haus.“ A cette occasion, il apprend que leur solde est de 2,20 Reichsmarks par jour. Sachant que les Allemands ont établi le taux de change à 10 francs pour un reichsmark, Eugène se dit qu’ils disposent d’une belle somme: „Da sie nicht wussten, was der nächste Tag bringen würde, ging jetzt ein Gesaufs und Gekaufs los, was Luxembourg noch nicht gesehen hatte. Sie rafften alles zusammen, was sie bekamen, da sie das meiste schon jahrelang entbehrt hatten und schickten es heim. Alle Arten Lederartikel, Pelze, Südfrüchte sowie Süßwaren, Liköre und speziell Bohnenkaffee.“
Eugène et sa famille, ainsi que d’autres habitants de Differdange sont finalement dirigés vers Insenborn, près d’Esch-sur-Sûre. Le jeune homme qui n’a pas énormément voyagé dans sa vie s’émerveille à la découverte de son pays dans ces chaudes journées de mai. Il le trouve plus grand et plus beau qu’il ne l’avait imaginé. L’arrivée se révèle en revanche plus compliquée. Les gens du Nord se méfient de ceux du Sud – particulièrement des Italiens parmi eux. Ceux du Sud, qui les voient comme des arriérés, le leur rendent bien. Cette cohabitation parfois conflictuelle avec les gens du cru transparait bien dans le journal d’Eugène: „Mein erster Sonntag in dem Bauerdorf im Ösling. Fronleichnam. Da die Leute draufhalten und wir schief angesehen würden und um unmutigen Radau zu vermeiden, gehen wir alle ins Hochamt. Für etliche wird es die erste Messe sein nach vielen Jahren. Da wird der Bart, der hier nur sonntags gemacht wird und die Kleider ein wenig gebürstet. So sehen wir noch besser aus als die Einheimischen, die alle eine herbe, schlecht geschneiderte Kluft tragen. […] Als der Pfarrer das Credo anstimmte, und seine raue, heiserne Stimme brüllend hören ließ, da war es mit unserer Haltung vorbei. Zuerst fingen Will und Lell an zu kichern und lachen, worin wir einstimmten, und das dauerte bis Schluss. Bei der Predigt leierte und schrie er, und die abgearbeiteten Bauernfrauen nickten im Schlaf. Das ist die äußerliche, gewiesene Religion der Menschen die äußerlich Katholiken sein wollen und deren Herrgott das Geld und der Geiz sind.“
Un instantané du début de l’occupation
Les choses finissent toutefois par s’arranger, on apprend à se connaître et à se respecter. Fin juin 1940 enfin, les Differdangeois sont autorisés à rentrer chez eux. Pour Eugène ce rapatriement prend la forme d’une longue balade à vélo. Rentré chez lui, comme beaucoup de gens du Sud, il retrouve sa maison saccagée et pillée. Le journal s’arrête là. Ecrit par un jeune homme intelligent et observateur, il a surtout le mérite de la contemporanéité. Ce qu’écrit Eugène au moment même où arrivent les choses est bien différent des souvenirs, souvent consensuels et reconstruits, narrés des décennies après la guerre.
Ci et là on découvre une certaine fascination pour les soldats allemands, voire même une connivence. Après tout, beaucoup avaient son âge. On y lit aussi un rejet du gouvernement qui a quitté le pays, des Juifs et des patrons aussi – des sentiments probablement diffus au moment où Eugène écrit, et que les Allemands essaieront d’exploiter. On voit enfin, au tout début de l’occupation, un pays beaucoup plus divisé que celui qui a été dépeint dans les grands mythes liés à la guerre.
Il faut dire aussi que le témoignage d’Eugène Weiss constitue un instantané. Les choses évoluent bien vite durant ces années d’occupation riches en événements, en rebondissements. Qu’arrive-t-il par exemple à Eugène? On sait que deux ans plus tard, il est enrôlé de force. Il déserte, fuit dans la région de Clermont-Ferrand en France, où les maquis pullulent, mais il y est arrêté en 1943.
Nuit de massacre
Il se retrouve incarcéré à la prison de Sonnenburg, en Prusse occidentale (aujourd’hui Słońsk, en Pologne). La plupart des prisonniers qui y sont enfermés sont des déserteurs, des travailleurs forcés et des résistants des pays occupés. Leur quotidien est marqué par les exercices militaires, les corvées et la mauvaise nourriture. Les conditions de vie se dégradent au fur et à mesure que la surpopulation augmente – et que le front se rapproche.
En janvier 1945, l’Armée rouge franchit la Vistule et repasse à l’offensive. Le front de l’Est entre dans le Reich. Les Allemands, en très nette infériorité numérique, tant en hommes qu’en matériels de toute sorte, reculent partout. Dans leur retraite, ils commencent à évacuer leurs camps de concentration. Des dizaines milliers de prisonniers entament les „marches de la mort“ vers l’intérieur de l’Allemagne. Ceux qui sont trop faibles sont abattus.
A Sonnenburg, les choses se passent de manière plus lapidaire. Fin janvier, l’Armée rouge n’est plus qu’à quelques kilomètres; la Gestapo, qui gère le camp, considère que la plupart de ses 1.000 prisonniers sont des traîtres qui, désormais que la fin du Reich semble imminente, doivent être châtiés. Dans la nuit du 30 au 31 janvier, elle en abat 800. Parmi eux, 91 enrôlés de force Luxembourgeois. Les Soviétiques, qui arrivent à Sonnenburg à peine quelques jours plus tard, découvriront les corps abandonnés, dont celui d’Eugène Weiss. Il avait 22 ans.
Tageblatt

Il y a exactement 80 ans, tout le Luxembourg était libéré. Tout? Presque, puisqu’il y avait encore des combats autour de Vianden. Mais surtout, près de 15.000 transplantés (Umgesiedelte), déportés et enrôlés de force étaient encore entre les mains – et à la merci – des Allemands. Parmi eux, un jeune homme de 22 ans: Eugène Weiss.
En 1940, lorsque les Allemands ont envahi le Luxembourg, Eugène Weiss avait 18 ans. Du 10 mai au 26 juin 1940, ce jeune homme issu d’une famille ouvrière de Differdange allait tenir un journal très riche en informations, tant sur l’arrivée des Allemands et l’évacuation que sur la façon de voir des gens du Bassin minier. Ce journal a été édité en 1993.*
Le récit d’Eugène s’ouvre sur le choc qui saisit les habitants du Luxembourg à leur réveil le matin du 10 mai 1940. Les Allemands sont entrés dans le pays en plein milieu de la nuit et ont progressé sans quasiment rencontrer de résistance, jusqu’à leur arrivée dans le Bassin minier. Les canons français de la Ligne Maginot commencent à les cibler. L’artillerie allemande riposte et la population civile se retrouve prise entre deux feux. Parfois un obus tombe sur une maison, décimant une famille. En l’absence de directives de la capitale – le gouvernement, en fuite, a cessé d’exister – les autorités communales appellent les Differdangeois à se mettre à l’abri dans les mines.
Dans la nuit du 11 au 12 mai 1940, ne pouvant trouver le sommeil, Eugène sort de la mine et aperçoit son premier soldat allemand. „Grasgrüne Uniform, Stahlhelm, in hohen Stiefeln, geschultertem Gewehr u. Feldstecher. Schnell laufe ich hin um ihn mir näher anzusehen. Er ist groß und schlank. Auf seinem Gürtel steht ,Gott mit uns‘. Er ist ganz zuversichtlich und ist von einem schnellen Sieg überzeugt“, écrit Eugène avec une pointe d’admiration. Celle-ci est encore palpable, quelques temps plus tard, à l’occasion d’une autre rencontre, plus furtive: „Da kommt eine Abteilung Waffen-SS auf Motorädern die Parktrasse heraufgeflitzt. Kerle, die nichts fürchten und wie angegossen auf dem Motor sitzen.“
Le 13 mai 1940, Differdange est enfin évacuée. Eugène l’évoque dans un passage où transpire sa rancœur, et probablement celle de nombre de gens autour de lui, pour ceux qui ont selon lui abandonné le peuple à sa détresse: „C’est à ce moment que commença le grand dérangement, le grand flot de réfugiés qui devait plonger le peuple luxembourgeois dans l’angoisse et les larmes, qui sépara des familles, les uns en France, les autres dans l’Ösling. Mais les premiers furent les patrons d’industrie, les politiciens et les Juifs.“
Le Sud et le Nord
Evacué vers la ville de Luxembourg, encombrée de réfugiés et de soldats allemands, il va à la rencontre de ces derniers: „Ich aß mit. Es schmeckte noch nicht so schlecht, nur der Kaffee taugte nicht viel. Sie waren sehr zuversichtlich und sprachen von Blitzkrieg, Zerschlagung der Franzosen in 6 Wochen, Besatzung Paris für den 14. Juni, dann Angriff auf England und für Weihnachten wieder zu Haus.“ A cette occasion, il apprend que leur solde est de 2,20 Reichsmarks par jour. Sachant que les Allemands ont établi le taux de change à 10 francs pour un reichsmark, Eugène se dit qu’ils disposent d’une belle somme: „Da sie nicht wussten, was der nächste Tag bringen würde, ging jetzt ein Gesaufs und Gekaufs los, was Luxembourg noch nicht gesehen hatte. Sie rafften alles zusammen, was sie bekamen, da sie das meiste schon jahrelang entbehrt hatten und schickten es heim. Alle Arten Lederartikel, Pelze, Südfrüchte sowie Süßwaren, Liköre und speziell Bohnenkaffee.“
Eugène et sa famille, ainsi que d’autres habitants de Differdange sont finalement dirigés vers Insenborn, près d’Esch-sur-Sûre. Le jeune homme qui n’a pas énormément voyagé dans sa vie s’émerveille à la découverte de son pays dans ces chaudes journées de mai. Il le trouve plus grand et plus beau qu’il ne l’avait imaginé. L’arrivée se révèle en revanche plus compliquée. Les gens du Nord se méfient de ceux du Sud – particulièrement des Italiens parmi eux. Ceux du Sud, qui les voient comme des arriérés, le leur rendent bien. Cette cohabitation parfois conflictuelle avec les gens du cru transparait bien dans le journal d’Eugène: „Mein erster Sonntag in dem Bauerdorf im Ösling. Fronleichnam. Da die Leute draufhalten und wir schief angesehen würden und um unmutigen Radau zu vermeiden, gehen wir alle ins Hochamt. Für etliche wird es die erste Messe sein nach vielen Jahren. Da wird der Bart, der hier nur sonntags gemacht wird und die Kleider ein wenig gebürstet. So sehen wir noch besser aus als die Einheimischen, die alle eine herbe, schlecht geschneiderte Kluft tragen. […] Als der Pfarrer das Credo anstimmte, und seine raue, heiserne Stimme brüllend hören ließ, da war es mit unserer Haltung vorbei. Zuerst fingen Will und Lell an zu kichern und lachen, worin wir einstimmten, und das dauerte bis Schluss. Bei der Predigt leierte und schrie er, und die abgearbeiteten Bauernfrauen nickten im Schlaf. Das ist die äußerliche, gewiesene Religion der Menschen die äußerlich Katholiken sein wollen und deren Herrgott das Geld und der Geiz sind.“
Un instantané du début de l’occupation
Les choses finissent toutefois par s’arranger, on apprend à se connaître et à se respecter. Fin juin 1940 enfin, les Differdangeois sont autorisés à rentrer chez eux. Pour Eugène ce rapatriement prend la forme d’une longue balade à vélo. Rentré chez lui, comme beaucoup de gens du Sud, il retrouve sa maison saccagée et pillée. Le journal s’arrête là. Ecrit par un jeune homme intelligent et observateur, il a surtout le mérite de la contemporanéité. Ce qu’écrit Eugène au moment même où arrivent les choses est bien différent des souvenirs, souvent consensuels et reconstruits, narrés des décennies après la guerre.
Ci et là on découvre une certaine fascination pour les soldats allemands, voire même une connivence. Après tout, beaucoup avaient son âge. On y lit aussi un rejet du gouvernement qui a quitté le pays, des Juifs et des patrons aussi – des sentiments probablement diffus au moment où Eugène écrit, et que les Allemands essaieront d’exploiter. On voit enfin, au tout début de l’occupation, un pays beaucoup plus divisé que celui qui a été dépeint dans les grands mythes liés à la guerre.
Il faut dire aussi que le témoignage d’Eugène Weiss constitue un instantané. Les choses évoluent bien vite durant ces années d’occupation riches en événements, en rebondissements. Qu’arrive-t-il par exemple à Eugène? On sait que deux ans plus tard, il est enrôlé de force. Il déserte, fuit dans la région de Clermont-Ferrand en France, où les maquis pullulent, mais il y est arrêté en 1943.
Nuit de massacre
Il se retrouve incarcéré à la prison de Sonnenburg, en Prusse occidentale (aujourd’hui Słońsk, en Pologne). La plupart des prisonniers qui y sont enfermés sont des déserteurs, des travailleurs forcés et des résistants des pays occupés. Leur quotidien est marqué par les exercices militaires, les corvées et la mauvaise nourriture. Les conditions de vie se dégradent au fur et à mesure que la surpopulation augmente – et que le front se rapproche.
En janvier 1945, l’Armée rouge franchit la Vistule et repasse à l’offensive. Le front de l’Est entre dans le Reich. Les Allemands, en très nette infériorité numérique, tant en hommes qu’en matériels de toute sorte, reculent partout. Dans leur retraite, ils commencent à évacuer leurs camps de concentration. Des dizaines milliers de prisonniers entament les „marches de la mort“ vers l’intérieur de l’Allemagne. Ceux qui sont trop faibles sont abattus.
A Sonnenburg, les choses se passent de manière plus lapidaire. Fin janvier, l’Armée rouge n’est plus qu’à quelques kilomètres; la Gestapo, qui gère le camp, considère que la plupart de ses 1.000 prisonniers sont des traîtres qui, désormais que la fin du Reich semble imminente, doivent être châtiés. Dans la nuit du 30 au 31 janvier, elle en abat 800. Parmi eux, 91 enrôlés de force Luxembourgeois. Les Soviétiques, qui arrivent à Sonnenburg à peine quelques jours plus tard, découvriront les corps abandonnés, dont celui d’Eugène Weiss. Il avait 22 ans.
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